Le 13 décembre 1969

 

Je continue à recevoir presque quotidiennement les Aphorismes de Sri Aurobindo, que j'avais totalement oubliés. Il y avait des choses bien intéressantes... Il y en a qui me donnent tout à fait l'impression d'un revêtement (on pourrait dire intellectuel mais ce n'est pas cela, c'est d'un mental supérieur mais mentalisé, c'est-à-dire que c'est accessible à la pensée), de l'expérience que j'ai eue, de la conscience supramentale, où cette différence du mal et du bien et tout cela, paraissait un enfantillage, et Sri Aurobindo l'exprime d'une façon accessible à l'intelligence dans ces Aphorismes. Seulement... ceux qui comprennent, ne comprennent pas bien! Parce qu'ils comprennent en dessous.

Tu te souviens de ces Aphorismes?... Il y en a un où il dit : "Si je ne peux pas être Rama, alors je veux être Râvana", et il explique pourquoi. C'est dans cette série-là¹.

 

(silence)

 

Il y a un problème pratique, là : on voit bien, il y a certains mouvements que l'on voudrait supprimer parce que l'on se rend compte que c'est une faille, mais on ne sait pas comment faire. Est-ce que c'est d'au-dessus?

 

¹"Les hommes parlent d'ennemis, mais où sont-ils? Je ne vois que des lutteurs d'un camp ou d'un autre dans la grande arène de l'univers."

"Le saint et l'ange ne sont pas les seules divinités; admire aussi le Titan et le Géant."

"Les anciennes Écritures disent que les Titans sont "les aînés des dieux". Ils le sont encore; et aucun dieu n'est entièrement divin à moins qu'un Titan ne soit aussi caché en lui."

"Si je ne peux pas être Rama, alors je voudrais être Râvana, car il est le côté sombre de Vishnou." (Pensées et Aphorismes de Sri Aurobindo, éd. 1979, pp. 331-332)

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On met la lumière dessus chaque fois que tel mouvement vient, et puis...

 

Cela dépend du genre de mouvement, mon petit, dans quelle partie de l'être et quel est le genre de mouvement.

Je suis convaincue que chaque difficulté est un problème spécial. On ne peut pas faire une règle générale.

 

Par exemple, l'autre jour tu disais que la naissance était une "purge1'1...

 

(Mère rit)

 

Tu te souviens : que les gens qui avaient tout refoulé, cela ressortait dans les enfants¹.

 

Oui, oui!

 

Et tu disais que ça donnait la clef de ce qu'il ne fallait pas faire.

 

Oui.

 

Alors je voudrais savoir quelle est la clef de la guérison sans refoulement. Parce que justement, d'habitude,

 

¹"Pour l'immense majorité de ceux qui font des enfants presque sans le vouloir, "comme ça", et qui ont été éduqués, c'est-à-dire à qui l'on a bourré le crâne sur les défauts qu'il ne faut pas avoir, les qualités qu'il faut avoir  —  tout ce qui est refoulé dans leur être, tous les instincts pernicieux, tout cela sort. J'ai observé et j'ai vu, et je me suis souvenue de quelque chose que j'avais lu il y a très, très longtemps (je crois que c'était de Renan), il avait écrit de se méfier des parents qui étaient bons et très respectables parce que (riant) la naissance est une "purge" ! Et il avait dit aussi : observez soigneusement les enfants des gens mauvais parce que ceux-là sont souvent une réaction! Et après mon expérience, quand j'ai vu, je me suis dit : mais il avait raison, cet homme ! C'est une façon pour les gens de se purger. Ils rejettent au-dehors d'eux-mêmes tout ce qu'ils ne veulent pas... Et c'est très intéressant, parce que cela donne la clef de ce qu'il faut faire. En vous montrant ce qu'il ne faut pas faire, ça vous donne la clef de ce qu'il faut faire."

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on met la Lumière, et puis le faux mouvement s'enfonce en dessous.

 

Ah! ça, oui, c'est une règle générale. C'est le contraire qu'il faut : au lieu de repousser, c'est de l'offrir. C'est de mettre la chose, le mouvement lui-même, de le projeter dans la Lumière... Généralement, il se tortille et il refuse! Mais (riant) c'est la seule façon. C'est pour cela que c'est si précieux, cette Conscience... N'est-ce pas, ce qui produit le refoulement, c'est l'idée du bien et du mal, une espèce de mépris, de honte de ce qui est considéré comme mal, et alors on fait comme cela (geste de repousser), on ne veut pas le voir, on ne veut pas le laisser être. Il faut... La première chose  —  la première chose à réaliser, c'est que c'est l'infirmité de notre conscience qui fait cette division, et qu'il y a une Conscience (maintenant j'en suis sûre), il y a une Conscience où ça n'existe pas, où ce que nous appelons "mal" est aussi nécessaire que ce que nous appelons "bien", et que si nous pouvons projeter notre sensation  —  ou notre activité ou notre perception  — , la projeter dans cette Lumière-là, c'est ça qui guérit¹. Au lieu de refouler ou de rejeter comme une chose que l'on veut détruire (ça ne peut pas se détruire!), il faut le projeter dans la Lumière. Ça, j'ai eu plusieurs jours d'une expérience très intéressante à cause de cela, justement au lieu de vouloir rejeter loin de soi certaines choses (que l'on n'admet pas, qui produisent un déséquilibre dans l'être), au lieu de cela, de les accepter, de les prendre comme une partie de soi-même et... (Mère ouvre les mains) de les offrir. Elles ne veulent pas être offertes, mais il y a un moyen de les obliger. 

 

¹Au moment de la publication de cette conversation. Mère a ajouté le commentaire suivant :"Dans cette Conscience où les deux contraires, les deux opposés, sont joints, tous les deux changent de nature. Ils ne restent pas ce qu'ils sont. Ce n'est pas qu'ils soient joints et qu'ils restent les mêmes : tous les deux changent de nature. Et cela, c'est tout à fait important. Leur nature, leur action, leur vibration sont tout à fait différentes de la minute où ils sont joints. C'est la séparation qui en fait ce qu'ils sont. Il faut supprimer la séparation, et alors leur nature même change : ce n'est plus le "bien" et le "mal", mais quelque chose d'autre, qui est complet. C'est complet."

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Un moyen de les obliger : la résistance est diminuée d'autant que nous pouvons diminuer en nous le sens de désapprobation. Si nous pouvons remplacer ce sens de désapprobation par une compréhension supérieure, alors on arrive. C'est beaucoup plus facile.

Je crois que c'est cela. Tous, tous les mouvements qui tirent vers le bas, il faut les mettre en contact avec la compréhension supérieure.

Seulement, c'est évidemment au-delà du mental. Parce que, je disais tout à l'heure que ces Aphorismes de Sri Aurobindo étaient des expressions compréhensibles pour l'intellect, mais ça diminue tout de même ; ça diminue, ce n'est plus cet éblouissement de la compréhension sans mots  —  c'est là, c'est là que les choses peuvent être arrangées.

Et même quand on se les explique à soi-même, ça diminue. Il ne faut rien dire. C'est comme si (riant) on mettait une couche de peinture qui déforme.

 

Mère prend soudain un bloc-note près d'elle et écrit la réponse à une lettre qu'elle avait lue au début de l'entrevue.

 

C'est venu comme cela. C'est comme cela que ça se produit : tout d'un coup, brff! et puis ça reste, ça ne veut plus s'en aller jusqu'à ce que j'écrive. C'est amusant.

C'est amusant parce que ça ne correspond pas (je ne peux même pas dire à ce que je pense parce que, à dire vrai, je ne pense plus) à mon expérience, mais à ce dont l'autre a besoin. La réponse est dictée pour l'autre. Les mots, les expressions, la tournure de phrase, la présentation, diffèrent tout à fait suivant les gens à qui c'est écrit. Et cette conscience-là (celle de Mère) qui est là (geste au-dessus), n'y est pour rien du tout. Elle reçoit. Elle reçoit, et alors ça descend et puis ça fait comme cela (geste de martèlement) jusqu'à. ce que j'écrive! Ça ne veut pas s'en aller avant que ce soit écrit. C'est très amusant...

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Comme cela, on peut faire beaucoup de travail sans fatigue ! (Mère rit)

 

J'aimerais bien en prendre de la graine !

 

Tiens! (Mère donne ses mains en riant)

 

Parce que, même dans un silence mental... je suis toujours habitué à écrire dans le silence mental, mais malgré tout, dans ce silence, je me méfie que ce ne soient pas de vieilles formations ou réactions qui viennent s'exprimer dans le silence.

 

Ah! oui.

 

J'ai peur de cela.

 

Oui, de vieilles choses qui remontent.

Mais tu ne sens pas que ça vient d'en haut?

 

Je sens que la Force est là et que ça descend.

 

Oui, et alors?

 

Eh bien, oui, mais après, quand j'ai écrit certaines choses, je me dis...

 

Ah! ça arrive très souvent.

 

Je me dis : peut-être n'aurais-je pas dû dire ça ?

 

Mais alors c'est le mental qui intervient.

 

Je ne sais pas.

 

Cela m'arrive aussi. Parfois, j'écris et puis j'envoie, et après je me souviens de ce que j'ai écrit, je me dis : diable! je n'aurais pas dû dire cela!...

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Et je m'aperçois après que c'est très bien  —  que c'est la réaction qui est une réaction mentale.

 

Cela m'est arrivé plusieurs fois. Par exemple l'autre jour, j'ai dû écrire à Z. Très souvent, il écrit des choses inadmissibles, mais je ne dis rien; et l'autre jour, j'ai écrit une lettre assez forte pour lui dire : qu'est-ce que ça signifie? Et après, je me suis dit non, il ne faut pas bouger, et je n'ai pas envoyé ma lettre... Qu'est-ce qu'il faut faire, je ne sais pas...

 

Ça, mon petit...

 

(silence)

 

C'est difficile.

 

Oui... Mais quand tu te tournes vers le haut, ou que tu aspires ou que tu es comme cela, ouvert à la Conscience suprême, c'est concret?

 

Ah! oui, c'est solide.

 

C'est concret? Il faudrait que... Tu comprends, il n'y a qu'un moyen, c'est que l'ego s'en aille, voilà. C'est cela. C'est quand, là, au lieu de "je", il n'y a plus rien : tu sais, c'est tout à fait plan comme cela (geste immense, uni, sans une ride), avec une espèce de... pas même exprimé par des mots, mais une sensation très stable de : "Ce que Tu voudras, comme Tu voudras" (les mots deviennent tout petits). Vraiment avoir une sensation concrète que ça (le corps), ça n'existe pas, c'est seulement comme utilisé  —  qu'il n'y a que Ça. Ça qui fait comme cela (geste de pression). Cette impression de Ça, cette immensité consciente qui (Mère

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étend ses bras)... On finit par le voir, n'est-ce pas (le "voir", ce n'est pas une vision avec des images mais c'est une vision... je ne sais pas avec quoi! mais c'est très concret, c'est beaucoup plus concret que les images), vision de cette Force immense, cette Vibration immense, qui presse, presse, presse, presse... et puis alors, le monde qui gigote dessous (!) et la chose qui s'ouvre, et quand ça s'ouvre, ça entre et ça se répand.

C'est vraiment intéressant.

C'est la seule solution, il n'y en a pas d'autres. Tout le reste, c'est... des aspirations, des conceptions, des espoirs, des... c'est encore du super-homme mais ce n'est pas du n'est C'est d'une humanité supérieure qui essaye de tirer toute son humanité vers le haut, mais ça... ça ne sert à rien. Ça ne sert à rien.

L'image est très claire, de toute cette humanité qui s'accroche pour grimper, qui essaye d'attraper comme cela, mais qui, elle, ne se donne pas  —  elle veut prendre! Et ça, ça ne va pas. Il faut qu'elle s'annule. Alors la Chose peut venir, peut prendre sa place.

Tout le secret est là.

Par exemple, tout ce côté de l'humanité qui veut prendre par force les choses et qui les tire là (geste à hauteur du front)... C'est intéressant; on ne peut pas dire, c'est intéressant, mais c'est pas ça C'est pas ça, il faut que toutes ces possibilités soient épuisées pour que quelque chose dans l'humanité comprenne... qu'il n'y a que Ça (Mère ouvre les mains dans un geste d'abandon), voilà, et puis se laisser aplatir jusqu'à disparition.

Au fond, c'est cela le plus difficile : apprendre à disparaître.

 

(silence)

 

Bien, mon petit (riant), on y arrivera!

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